Saint Augustin  (4éme-5éme siècle) dont la philosophie a inspiré de nombreux successeurs et commentateurs par la suite (dont Hanna Arendt…), distinguait trois sortes de libido. La première libido sentiendi correspond à la tendance à satisfaire les désirs des sens. La libido sciendi désigne la propension quelque peu vaniteuse à vouloir appréhender la vérité  par la seule raison. La sonorité de la dernière, la libido dominandi, est évocatrice et elle trahit la volonté de puissance de domination sur l’autre, et comme la seconde l’orgueil.

La première se retrouve, partiellement, dans l’inconscient de la première  topique freudienne et on sait que le maître viennois n’a jamais tout à fait renoncé à fonder son système sur l’importance de l’instinct sexuel. Le ça de la seconde topique est profondément pulsionnel.

En opposition à Freud, ou pour le compléter, celui qui fut son disciple  Alfred Adler, insiste sur les complexes d’infériorité et leurs conséquences pathologiques : notamment la volonté de puissance. Adler avec sa psychologie du moi est généralement considéré comme un des pionniers du développement personnel. La question se savoir comment concilier l’affirmation de soi et l’insertion dans un cadre sociétal l’a nettement préoccupé. La libido dominandi pourrait être considérée comme l’ombre d’une telle affirmation évidemment. De cette ombre Adler était parfaitement conscient qui précisait : « Nous avons peut être fait un grand pas en avant si nous pouvons éviter ce qui ne contribue pas au bien de la collectivité ».

Jung qui s’est peut être davantage que ses confrères intéressé aux énergies de l’âme, autrement dit aux racines de la conscience, et aux dynamiques autonomes de la psyché objective qui peuvent transcender et déborder le sujet (bref à un ça dont la définition est très élargie), a dénoncé les périls liés à la concupiscence de l’esprit, et à l’influence du soleil noir. Se rapprochant ainsi de l’énonciation augustinienne de la seconde libido

Les définitions du Docteur de l’Eglise semblent purement négatives. Le triomphe moderne de l’individualisme nous ferait considérer avec plus d’aménité les deux premières libidos. Quoi qu’il en soit c’est l’absence de limites qui unit les trois, ce sont leurs excès qui créent le désordre.

A rebours de la rumeur médiatique (initiale), et en versant dans la pente de l’impérialisme psychologique, je pourrais prétendre (je parle en première personne pour supporter seul le poids de l’opprobre éventuelle) que le mouvement des gilets  jaunes est clairement pulsionnel, voire infantile. Que la colère et l’exaspération qui lui donnent sa force et sa pérennité soient fondées, notamment en raison d’écarts mal justifiés et beaucoup trop voyants entre les situation des extrêmes, est indéniable. Cela ne saurait justifier les passages à l’acte.

Une telle critique de la rage ou de l’omnipotence infantile, m’objectera t-on, n’a d’intérêt qu’au niveau individuel. La masse, la foule, le groupe, le collectif, n’entendent rien à la sublimation et à la dénonciation des résistances, en termes de toute puissance et de déni des réalités. En clair il est vain de tenir un discours raisonnable à une âme collective essentiellement caractérisée par son émotivité. Seuls des rites et des symboles peuvent la toucher. C’est d’ailleurs ce que cette âme publique réclame avec la tête du jeune roi institué un peu par hasard il y a moins de deux ans. C’est également ce qu’il tente de mettre en œuvre par le recueil des doléances dans tout le royaume et parfois par ses confessions publiques.

Le feu a pris pour des raisons inattendues ? La limitation de vitesse sur les routes départementales (le premier ministre aurait été bien inspiré de revoir le sketch cultissime de Jean Yanne sur l’examen du permis de conduire) et la hausse des prix du carburants, censée répondre de manière vertueuse au très réel drame écologique, ont apparemment joué un rôle de déclencheur.

C’est donc la libido sciendi du politique qui a déclenché la jacquerie, puis l’émeute. C’est elle qui alimente cette terrible volonté de vouloir créer coûte que coûte un monde meilleur par le moyen de lois ou de décrets et de règlements, alors que la complexité des problèmes va croissante, compte tenu de l’interrelation de tous et de tout, et que l’intégralité des conséquences des décisions prises ne peut être anticipée. Cette propension à tout gérer à partir du centre et sans tenir compte des disparités de situations a comme il se doit suscité l’incompréhension et l’exaspération.

Ce qui vient d’être dit ne l’est pas pour abolir le politique mais pour en resituer le cadre et l’exercice. Principe de subsidiarité, décentralisation, démocratie participative éventuelle sur des territoires et s’appliquant à des problèmes précis, séparation des pouvoirs et des contrepouvoirs, sauvegarde du bien commun inviolable et non appropriable, semblent s’imposer.

(On est très loin de tout ça en France marquée à la fois par sa tradition absolutiste et par sa mythologie égalitariste)

Les réformes les mieux intentionnées  ne donneront rien  et n’aboutiront à rien toutefois s’ il manque l’essentiel c’est-à-dire le sens de l’appartenance à une communauté et celui du bien commun.

La mise en avant du traditionnel impératif de justice sociale, celle-ci  proclamée comme une idole, ou comme une relique d’une tradition dont on a perdu le sens, mal définie et dégradée en revendication de distribution de pouvoir d’achat, masque en fait bien souvent l’envie, la jalousie, voire la haine.

Et la demande de toujours plus de services publics, assez contradictoire avec celle de la diminution des impôts reste bien souvent (pas toujours) pulsionnelle, intolérante à la frustration, et ne tenant que faiblement compte des contreparties de ce welfare éternel et de cette générosité qu’on souhaiterait sans limites.

Il est vrai que de tels objectifs sont encouragés et totémisés par tous les idéalistes insoucieux de leur ombre matérialiste, par les thuriféraires d’un Etat Providence essentiellement maternel, sans parler des carriéristes et des prélats peu soucieux de déléguer leurs pouvoirs, omnipotents  et affligés comme il se doit par des complexes de sauveurs.

L’homologue d’une vraie citoyenneté politique soucieuse du bien commun pourrait être en psychologie l’émergence d’un sujet en quête d’autonomie qui ne se définirait pas seulement contre, en rupture ou en révolte. Une telle maturité se caractériserait bien sûr par la constitution d’un Moi arbitre et cohérent. Mais cette individualisation ne s’arrêterait pas là et se prolongerait ensuite en individuation, laquelle signifie la naissance et la manifestation d’un sujet enraciné, limité et inspiré.

C’est là que la bât blesse, dans les limites qui constituent aussi cette citoyenneté. Si certains ont pu croire à la suite de Maximilien de Robespierre  que « lorsque le gouvernement viole les droits du peuple l’insurrection est le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs, pour le peuple et pour chaque portion du peuple »  cette déclaration constitutionnelle du 24 juin 1793 a ouvert la boite de Pandore de toutes les malices et elle soutient désormais  parfois de manière mythologique, tam tam médiatique à l’appui,  des prurits individuels, des protestations corporatistes et autres mouvements d’humeur irréfléchis, tels celui des gilets jaunes. Une telle sacralisation de l’insurrection et la mansuétude qui l’accompagne annulent évidemment toute réalité de bien commun et par conséquent de citoyenneté.

La doxa ambiante pour justifier de tels débordements dénonce assez régulièrement les excès de l’ultra libéralisme. Une telle prédication n’est pourtant la plupart du temps qu’ un anathème apotropaïque (qui vise à détourner les influences maléfiques situées, comme l’est la présence du Mal, à l’intérieur de chacun de nous). 

Cette projection est donc peu vertueuse. Attribuer la malignité du monde et l’écart entre la cité de la Terre et la Cité de Dieu, pour reprendre les termes Augustiniens, à ce que l’on croit savoir d’un système est juste une façon de ne pas assez  réfléchir (et quelle que soit l’ordre du cœur qui, comme chacun sait, se distingue de celui de la raison et le complète) et de répandre sa bile. Le libéralisme est un tout philosophique, politique et économique, chacun des trois constituants s’articulant aux autres et les renforçant : Une société libérale est une société où dominent la primauté de l’individu, l’idéologie du progrès, l’idéologie des droits de l’homme, l’obsession de la croissance, la place disproportionnée de la valeur marchande, l’assujettissement de l’imaginaire symbolique à l’axiomatique de l’intérêt, etc.*

On peut et on doit évidemment faire l’analyse critique de ses fondements, (plus ou moins amorcée par la définition même qui précède) c’est-à-dire d’une anthropologie essentiellement fondée sur l’individualisme et sur l’économisme, mais sans oublier que chacun de nous est inclus dans le système et y participe, bon gré, mal grè.

Et cette analyse, ou cette dénonciation indignée qui fait le fonds de la doxa ambiante, doit rester consciente de ses exagérations. Elle est en effet  oublieuse d’autres facteurs explicatifs tout aussi décisifs comme l’augmentation de la population planétaire depuis la fin du 19 -ème siècle et la formidable et désastreuse instrumentalisation technicienne de la Nature.

Elle ne doit pas se dispenser de sentir que la mutation la plus décisive dont le libéralisme n’est que le rejeton est celle de l’individualisme. Mutation qui est indissolublement reliée à l’avènement de la conscience (au règne du « Fils », dirait Jung, dans ses commentaires psychologiques du dogme de la Trinité) et que l’on peut aussi considérer, en Occident,  comme le lointain prolongement du Christianisme. Celui-ci en quelque sorte a « inventé » l’individu, pour le libérer du groupe (mais en le menant, du moins en théorie, sur une voie individuante, divino humaine et trinitaire, corps, âme, esprit, quoique là il y aurait beaucoup à dire. Est ce que l’enseignement qui fut donné favorisa une telle possibilité d’individuation ?)  Mutation qui se sécularise à la fin des dix-septième puis dix-huitième siècles avec les Bill of rights, britanniques et américains, puis la déclaration des Droits de l’homme et du citoyen sous l’influence de la philosophie dire des Lumières.

Ce sont les excès de cette primauté de l’individualisme et ceux générés par la sacralisation des droits qui aujourd’hui posent problème. Les premiers détruisent les cadres traditionnels ou inventent un monde hors sol. On peut citer bien sûr les effets « disruptifs » d’un modernisme agi par des personnalités et des grands groupes en l’absence de contrepouvoirs transnationaux. Et mentionner aussi l’hubris de certaines politiques dites de développement, nées d’ambitions personnelles. Mais l’on pourrait tout aussi bien s’émouvoir des déclinaisons libertariennes dérivées des fameuses proclamations « Il est interdit d’interdire » et « Si dieu n’existe pas tout est permis » et s’inquiéter de l’amplification démesurée du discours des droits pour justifier toutes les subjectivités, qu’elles soient génératrices d’une puissante originalité, qu’elles imposent  à tous des caractéristiques baroques discutables, ou qu’elles légitiment un défoulement exhibitionniste. Dictature des oligarchies (sic) d’un côté, dictature du fait divers et des subjectivités rassemblées dans des minorités dites progressistes se répondent.

Et nous dans tout ça ? Thérapeutes qui, en principe, accompagnons nos patients, analysants, – personnes qui nous font la grâce de nous demander une présence ou qui ont l’ audace, le courage, l’imprudence de se confier à nous-, sur un chemin d’authenticité de responsabilité et d’entièreté. Y a-t-il de meilleurs  contrepouvoirs aux excès éventuels de leurs subjectivités  que notre expérience (en principe nous avons un peu d’avance), nos opinions personnelles, nos jugements conditionnés, notre patience aimante, notre relativité, nos incertitudes, etc. ? En bon jungien que je suis et aussi pour avoir été pas mal dérouté et contredit par lui, je répondrais que le meilleur contre- pouvoir est celui de l’inconscient, celui de la fonction compensatrice des rêves et des voix de la nature qui s’y expriment, ainsi que celui des mondes autres, que les rêves et les visions nous permettent d’approcher.

En psychologie analytique on sait que le chemin de l’individuation passe d’abord par une identification aussi complète que possible de l’ombre personnelle afin de ne plus perdre son temps à la projeter sur autrui et à externaliser les responsabilités de ce qui nous arrive. On croit savoir aussi que le chemin ne s’arrête pas là et qu’il se poursuit par une meilleure appréhension des facteurs archétypiques de chaos et du principe du mal. Cette tâche impose bien souvent une plongée profonde, et à coeur ouvert, dans des affects brulants, une descente dans les enfers de nos frustrations, de  nos carences et de nos traumas, ou de nos ambitions et de nos appétits dévorants. Une telle aventure courageuse est de nature à favoriser quelques opérations symboliques de guérison et de remise en ordre dont on peut observer qu’elles se réalisent en nous, qu’elles nous sont données par surcroît.**

Ce qui n’interdit ensuite nullement de platement défendre ses intérêts, de donner et de prendre à César ce qui est à César, tout en prenant et en donnant à Dieu ce qui est à Dieu. Avec mesure et sans être possédés émotionnellement. Vaste programme !

BV   Le 25 février 2019  Acte 1000

*Alain de Benoist  Contre le libéralisme  Ed du Rocher 2019 p 9

** Bertrand de la Vaissière Les énergies du mal en psychothérapie analytique jungienne Ed du Dauphin 2016  et suite à venir Les trois couleurs :  Œuvre au noir, au blanc, au rouge