Publié le 30 mars 2018

Par Alain Masson , membre de la commission déontologie

Combien de « Je t’aime » sont inextricablement mêlés au sein de la relation, fondement même du processus thérapeutique ? Y sommes-nous suffisamment attentifs ? Savons-nous les discerner, les différencier comme on savait le faire dans la Grèce antique ? Oserions-nous en avoir moins peur ? Oserions-nous les considérer comme une substance à alchimiser, comme la Materia Prima du travail thérapeutique ?
La confrontation accompagne notre évolution : de la bataille entre chiots, se disputant les mamelles de leur mère, à la sainte colère de l’amour inconditionnel, qui ne peut accepter n’importe quoi de l’autre, précisément parce qu’il l’aime, la relation d’amour fait des étincelles tout au long du chemin. Aveuglément jalouse au départ, la confrontation-évolution traverse tous les stades qui mènent de la frustration et la colère au renoncement et à la compassion, pour aboutir à la joie d’être quel que soit le contexte.
Les Grecs avaient donné des noms à ces différentes manifestations de l’amour. De l’amour le plus brut et ténébreux à l’amour le plus subtil et lumineux, les différents niveaux de l’amour s’assemblent comme des poupées russes dont la dernière contient toutes celles qui la précèdent.

Commençons par Pornéïa ou l’amour-appétit : « Je te mangerai – je t’aime comme une bête ». Au départ, nous avons tous été un nourrisson assoiffé de l’amour nourricier de sa mère, totalement dépendant d’elle. Cette dimension demeurera le noyau de tout amour. Mais un être qui ne connaitrait que ce stade ne deviendrait pas vraiment humain : Un amour captatif ou l’autre n’existe pas en tant qu’autre.

Pothos ou l’amour-besoin : « Tu es tout pour moi – j’ai besoin de toi – je t’aime comme un enfant » Un amour-séduction possessif où l’autre est à moi.

Mania -Pathé ou l’amour-passion : « Je t’aime passionnément, je t’ai dans la peau, tu es à moi, rien qu’à moi, je t’aime comme un fou, comme une folle, je ne peux me passer de toi » Un amour séduction possessif à la source de bien des faits divers dramatiques.

Eros ou l’amour érotique : « Je te désire, tu me fais jouir, tu es belle, tu es beau, tu es jeune… » Ici l’appétit animal se double d’érotisme, sens esthétique et ludique, qui peut jouir de la simple contemplation de la beauté de l’aimé. Un amour intéressé que l’on a tous connu, du moins pouvons nous l’espérer, et dont on regrette parfois l’intensité, malheureux que nous sommes alors, de ne pas avoir accès, ni même supposer l’existence du nectar des niveaux supérieurs. D’autant que cet amour Eros a le talent de nous faire oublier que nous sommes mortels…Tout du moins tant qu’il dure.

Ces quatre premiers niveaux ont une terrible face cachée : Celle du manque, de la peur d’être dépossédé de l’objet aimé. Ils s’éprouvent au risque de la perte, du chagrin, du deuil douloureux et de l’absurde. Au-delà, s’ouvrent d’autres vastes domaines autrement plus lumineux.

C’est au même élan, de moins en moins égoïste, qu’appartient la Philia, l’amitié qui ressent plaisir et joie à constater que l’autre est heureux, même indépendamment de soi : « Je te respecte, je t’admire, j’aime ta différence, je suis bien sans toi, je suis mieux avec toi, tu es mon ami(e), j’aime être avec toi, tu me fais du bien ». Il est présent dans l’amour parental, dans l’amour érotique, dans l’amour hospitalité, dans l’amour échange, dans l’amour thérapie ! Mais nous ne sommes pas sortis d’affaire pour autant. Cet amour est encore intéressé et exposé à la perte, à la déception et ses tourments. Ouvrons encore plus grands nos cœurs pour qu’apparaisse :

Storgé ou l’amour-tendresse : « je suis meilleur que moi-même quand tu es là, j’ai beaucoup de tendresse pour toi, je suis heureux que tu sois là, que tu existes même loin de moi ». Arriver là n’est déjà point donné à tous. Tout bascule en effet avec la tendresse où l’autre devient vraiment sujet. Cet amour voit l’autre comme un sujet libre, accepte et aime sa différence. Pourtant il y reste encore quelques scories d’intéressement et donc encore quelques tourments potentiels liés à la perte possible. Ouvrons plus grands nos cœurs pour que commence à poindre la vraie Lumière de l’Amour.

Harmonia ou l’amour-harmonie : « Que la vie est belle quand on aime, nous sommes bien ensemble, te savoir être me réjouit, avec toi, avec vous, tout devient musique, le monde est allégresse » A ce niveau seulement, l’amour se nettoie de tout intéressement.

Eunoia ou l’amour-dévouement : « j’aime prendre soin de toi, je suis au service du meilleur de toi-même ». Ne nous trompons point, cet amour ne fait dans la complaisance. Il est à la fois impitoyable et infiniment tendre. Il est chargé d’exigence. Il demande à l’autre de devenir et de s’élever. Cet amour est dégagé de tout intéressement. Même le souhait d’être reconnu comme un être aimant et bon a ici disparu. Sur ce chemin de plus en plus éblouissant de l’amour nous attend alors.

Charis ou l’amour-célébration : « Je t’aime parce que je t’aime, c’est une joie, c’est une grâce d’aimer, j’aime sans condition, j’aime sans raison ». Rareté dans ce monde cette qualité d’amour qui peut ouvrir sur la lumière des lumières.

L’Agapé ou l’amour gratuit, que certains disent « bouddhique » ou « christique », rayonnant d’amour par le simple fait d’exister, en direction de toutes et de tous, comme le soleil éclaire indistinctement son environnement entier. C’est l’amour qui fait tourner la terre, le cœur humain, et les autres étoiles. L’amour inconditionnel de l’humain accompli. A ce stade, ce n’est plus moi qui aime, c’est l’amour qui aime à travers moi. Là est la source de tout je t’aime…

Pour approfondir et méditer cette question : de Catherine Bensaîd et Jean Yves Leloup « Qui aime quand je t’aime ? – De l’amour qui souffre à l’amour qui s’offre », éditions Albin Michel 2005, 240 pages.

Alain Masson
Membre de la commission de déontologie