30/03/21  par Yves Lefebvre  membre de la commission de déontologie du SNPPsy

La communication médiatisée par le téléphone et les systèmes visuels (Skype, Zoom, WhatsApp, Signal etc.) modifie la forme des relations. Elles apparaissent à la fois plus faciles, plus pratiques, plus immédiates, plus superficielles aussi quoique pas toujours. L’éthique professionnelle nous invite alors à nous demander qu’est-ce qui change et en quoi l’utilisation de ces médias favorise ou freine le processus psychothérapique.

Le côté pratique a des avantages évidents quand la relation en présence est empêchée. Le lien perdure et le travail thérapeutique peut se poursuivre au lieu de s’interrompre. On pourrait même aisément concevoir de généraliser ces moyens lorsqu’il s’agit non pas de psychothérapie relationnelle ou de psychanalyse mais de formations théoriques, de conseils pratiques, de conférences-débat, de propositions d’exercices de développement personnel praticables chez soi, de techniques de thérapie comportementale ou d’une écoute d’urgence par téléphone comme fait SOS Amitié. C’est encore utilisable, quoique plus difficilement, pour des psychothérapie de groupe à caractère exceptionnel,

Il peut y avoir dans certains cas particuliers des avantages que la relation directe en présence effective ne permettrait pas. Nous avons pu observer par exemple que certaines personnes, surtout en début de thérapie ou lorsqu’elles devaient aborder un sujet sensible, se confiaient plus facilement par téléphone parce qu’elles n’étaient plus inhibées par le regard ou la présence du corps. Le média peut se fait alors protecteur et permet de dire des choses que la personne cachait dans les séances face à face. Cela fait penser à l’usage des masques dans certaines formes de thérapie où ce qui cache permet paradoxalement de révéler ce qui est caché. Ainsi on peut considérer que l’usage de médias a une fonction de masque qui peut être positive ou négative dans le processus de subjectivation, selon la conscience qu’en a le thérapeute et selon la façon dont il s’en sert, tout comme en mascothérapie.

D’autres cas peuvent s’avérer très favorables. Ainsi une personne abandonnée dans son enfance et cas-limite avait besoin de créer un lien plus soutenu lors d’un passage difficile avec des problématiques archaïques, mais elle n’avait pas les moyens de venir les deux fois par semaine qui auraient été nécessaires. Entre deux séances hebdomadaires en présence réelle, le thérapeute et elle sont convenus qu’elle lui adresserait un message par SMS auquel il répondait de quelques mots de soutien, le temps nécessaire à l’instauration d’un lien suffisamment sécurisant pour que le processus de subjectivation puisse se déployer en incluant des temps d’absence où le souvenir du lien perdurerait sans qu’il soit besoin de le signifier médiatiquement. Cela s’est révélé efficace dans ce cas d’abandonnisme.

Une autre femme demandait une thérapie à distance à un thérapeute homme en faisant état de sa gêne du regard masculin et de la présence physique clairement identifiée comme conséquence d’un abus sexuel subi autrefois. Dans ce cas particulier, la pensée éthique invite à faire accepter provisoirement cette disposition comme temps d’apprivoisement, une sorte de préalable à la psychothérapie relationnelle. Mais il semble utile d’y ajouter après quelques séances téléphoniques, l’image vidéo dans une relation médiée déjà un peu plus impliquante ; puis plus tard de proposer une séance d’essai en présence effective, pour aboutir finalement à ce que toutes les séances puissent se passer en direct dans le réel du face à face.

Outre l’effet de masque, on peut aussi remarquer que le côté visuel à travers un média ressemble à une sorte de miroir. On se voit soi-même en train de parler au thérapeute et on voit celui-ci à côté de soi. Cela peut nous renvoyer au fameux stade du miroir décrit par Lacan, qui suscite « l’assomption jubilatoire du moi ». Il est vraisemblable que l’usage de ce type de média entre en écho avec cette lointaine mémoire, mettant l’accent sur la construction du moi ou réveillant les problématiques qui lui sont liées. Rappelons que le jeune enfant, à partir de six mois environ, commence à reconnaître l’image qu’il voit dans un miroir comme étant lui, reconnaissance aidée par l’adulte qui le nomme. Il s’identifie alors à la totalité de son corps dans un élan de joie à partir d’une image. Il commence à se créer une représentation de lui-même comme un tout unifié. Mais le moi naît aussi de l’image de sa mère vue comme autre que lui dans le miroir et dont il commence à se distinguer, à défusionner. Ainsi le média visuel agissant comme un miroir peut contribuer à la thérapie du moi qui, pour Lacan, est une création née d’une image du corps en présence d’une image de l’autre.

Il faut cependant considérer les inconvénients de la relation médiatisée dans le cadre des méthodes de psychothérapie que la plupart d’entre nous exercent, psychothérapie relationnelle ou psychanalyse plus ou moins intégrative.

Remarquons que la communication médiatisée implique d’abord un mécanisme de clivage ; seule une part de soi est montrée à travers le filtre du média. Il manque à la relation, pour qu’elle soit pleinement thérapeutique, certains de ses aspects fondamentaux liés à la présence effective. Celle-ci inclut notamment la réalité corporelle avec tout ce qu’elle déclenche d’affects, de sensations, d’effets énergétiques, d’implication personnelle, de messages non verbaux, d’émotions dont on se protège mieux derrière un média. On oublierait vite, devant le côté pratique de ces médias, qu’accueillir l’entièreté de la personne dans une relation thérapeutique oblige à une rencontre concrète où s’expriment de nombreux aspects absents des communications virtuelles. Ce peut être un obstacle quand il s’agit de psychothérapie relationnelle ou de psychanalyse, dont l’objectif n’est pas de guérir des symptômes mais de faire advenir la personne comme libre sujet capable de se réaliser dans sa propre forme d’être, les symptômes guérissant alors « de surcroît » comme dit Lacan. C’est ce que nous appelons le processus de subjectivation dans lequel la présence relationnelle joue le rôle fondamental.

Certes, l’échange d’informations peut être facilité par les moyens de communication à distance. Tout psychopraticien peut ou même doit pratiquer ce genre d’écoute dans des situations exceptionnelles, notamment avec des personnes aux tendances suicidaires. Il s’agit alors d’une relation d’aide ou d’un complément de soin qui peut s’avérer nécessaire mais qui ne ressortit ni au processus psychanalytique ni au cœur de la psychothérapie relationnelle. En effet la qualité de la relation en tant que telle ne dynamisera le processus de subjectivation sur le long terme qu’en présence effective, dans la rencontre réelle de deux êtres incarnés, deux sujets présents là ensemble.

Dans le processus de la psychothérapie, le cadre joue un rôle structurant essentiel. Le média modifie ce cadre. Ce n’est pas du tout la même chose de venir dans le cabinet du thérapeute réservé à cet usage pour y dire son intimité, que de parler depuis chez soi et chez le thérapeute. On entend parfois la voix d’un enfant, le bruit d’une chasse d’eau, le téléphone ou des bruits de papier froissé ou autres, que ce soit chez la personne ou chez le thérapeute, qui viennent signifier ce mélange d’intimité hors cadre et peuvent polluer même inconsciemment le bon déroulement de la séance. En visio, quel est le décor de fond, dans quelle pièce se trouvent les protagonistes, qu’est-ce qui se révèle de leur intimité ? Quelque chose hors thérapie vient s’immiscer ne serait-ce que symboliquement, et peut polluer plus ou moins le processus thérapeutique.

Il n’y a pas non plus d’espace transitionnel, de sas entre le domicile et le cabinet du thérapeute avec le rituel du trajet, le temps aussi de payer de la main à la main, se dire bonjour et au-revoir et refermer la porte, tout ce qui resocialise après avoir pu régresser durant la séance et fait intégralement partie de la thérapie. La communication médiée se coupe d’un coup comme on zappe un programme pour passer à autre chose sans transition. Cela ne favorise pas l’assimilation de ce qui s’est passé pendant la séance et en minimise par conséquent l’effet, plus ou moins selon les personnes.

Certains thérapeutes mais pas tous, ont pu trouver très fatiguant pour eux l’usage de ces médias. Leur fatigue fait alors obstacle à l’efficience thérapeutique dans laquelle la qualité de leur présence vigilante joue un rôle essentiel. D’autres on pu se trouver gênés de travailler chez eux quand leur cabinet se trouvait à l’extérieur, peinant à se dissocier de la famille proche pas toujours suffisamment discrète. Il convient donc de tenir compte de cet aspect, le bien-être du thérapeute s’avérant ici aussi important que celui de la personne qui le consulte. Ceci implique de distinguer l’éventuel côté pratique du bien-être psychologique.

L’utilisation ponctuelle de relations virtuelles n’est finalement opératoire en psychothérapie relationnelle et en psychanalyse que dans des circonstances particulières et provisoires. Elle ne saurait en aucun cas remplacer la relation en présence physique qui seule permet à la personne d’advenir comme sujet face à un autre sujet. La pandémie fait évidemment partie de ces circonstances exceptionnelles. Il y en a d’autres, comme l’appel hors cadre d’un suicidaire, et tous les cas particuliers que chacun estime en prenant ses responsabilités de psychopraticiens éthique, c’est-à-dire en se posant la question de ce qui est le plus utile et le plus juste pour le processus de subjectivation de cette personne en ce moment. Quoi qu’il en soit, la relation virtuelle ne peut pas garder à terme son caractère thérapeutique si elle ne se fonde qu’au motif de la simple commodité et non sur la réelle nécessité d’une situation spécifique. C’est pourquoi le code de déontologie du SNPPsy précise en son article III-6 ; « Le praticien en psychothérapie relationnelle privilégie la rencontre en présence effective avant toute autre forme de communication à distance quel que soit le média employé. »

Élargissons notre regard. En effet, la communication médiée ne se limite pas à la simple communication virtuelle, éventuellement applicable à certaines formes de psychothérapie.

Elle s’inscrit tout d’abord dans un contexte général, En ce moment particulier de l’histoire, elle entre en résonance avec la situation sanitaire incluant la mort qui rode avec les restrictions de liberté et tous les fantasmes associés ainsi que leurs mécanismes de défense, qu’au contraire la relation directe apaise. Ce contexte s’invite dans les séances médiatisées puisque l’usage de cette forme est déclenchée par cette situation. Une part de ce que l’on pourrait appeler avec Jung l’inconscient collectif se mêle à la problématique individuelle dès lors qu’on utilise de tels médias.

Plus largement, la communication médiée est liée aux découvertes techniques contemporaines qui tendent à se développer en tous domaines. Elle s’inscrit dans une culture particulière, un mouvement historique mondial. Utiliser les outils de communication virtuelle nous relie consciemment ou non à cette nouvelle culture qui nous inscrit dans une dynamique mondialiste, à partir d’un modèle créé vers les années 60 aux États-Unis et qui tend à s’étendre partout. Il s’agit d’une mondialisation économico-politique dans laquelle les États et les nations ne jouent plus le rôle intégrateur et identitaire d’autrefois. L’intégration se fait par le marché, la consommation et la technologie. Ce sont eux qui unifient la nouvelle culture, laquelle se reconnaît dans l’utilisation croissante de la communication virtuelle. Il n’est donc pas anodin d’utiliser ce type de communication très marqué de la nouvelle culture mondialiste néolibérale, ce dont tout psychopraticien se doit de rester conscient. En effet, l’utilisation de ces médias introduit quelque chose de cette évolution culturelle dans nos séances, qu’on en soit conscient ou non.,

Dans leur dimension politique souvent inconsciente mais bien réelle, la psychothérapie relationnelle et la psychanalyse participent à leur façon au rééquilibrage de la relation virtuelle avec ses risques de déshumanisation, par le primat de la relation réelle. Il ne s’agit pas de rejeter la communication médiatisée mais de savoir la cantonner aux situations particulières. En effet le je dont la nature est relationnelle se constitue face à un autre je par une relation directe en présence effective où la parole et le corps interviennent. Le filtre d’un média, s’il devenait habituel, pourrait faire clivage et finalement défavoriser à terme le processus de subjectivation. L’éthique nous invite alors à ne l’utiliser qu’avec discernement.

Yves Lefebvre  membre de la commission de déontologie du SNPPsy